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Billet novembre 2018

Vers une économie de l’attention ? Regard et enjeux pour les spécialistes des sciences de la consommation

« Jadis, l’attention était considérée comme acquise, et c’étaient les biens et les services qui étaient perçus comme porteurs de valeur. À l’avenir, beaucoup de biens et de services seront fournis gratuitement en échange de quelques secondes ou minutes d’attention de la part de l’utilisateur » .

En prononçant ces paroles, les éminents spécialistes du management, Thomas Davenport et John Beck, étaient loin de s’imaginer qu’une décennie plus tard, leur réflexion préfigurerait, à grands traits, les prémices d’une époque historique dans laquelle l’attention humaine, par sa rareté, constituerait désormais un bien économique par excellence.

Face au désenchantement progressif des consommateurs et aux incantations sans cesse renouvelées pour la croissance, l’occident contemporain n’en finit plus de faire de l’attention une question socio-économique centrale pour la survie des organisations. En effet, l’une des caractéristiques de la modernité est qu’elle a contribué à consacrer l’émergence d’un consommateur informativore dont les manifestations sur le théâtre marchand tendent à indiquer, avec une force prescriptive, un déplacement de son centre de gravité décisionnel jusque-là focalisé sur le produit et ses attributs.

Aujourd’hui, la valeur économique conférée à un bien ne réside plus uniquement dans sa fonctionnalité, mais davantage dans sa capacité à capter l’attention des individus. Ce revirement paradigmatique qui met dorénavant l’emphase sur la réception du bien au détriment de sa production nécessite de repenser le destin des logiques concurrentielles et commerciales à l’aune de critères attentionnels. Cette actualisation est d’autant plus fondamentale que cette économie dite attentionnelle fait naître avec elle de nouveaux enjeux qui complexifient la manière dont les organisations entrent en relation avec les consommateurs. En effet, elles comprennent qu’aujourd’hui, les méthodes classiques de captation de l’attention déployées à coups d’overdoses publicitaires agressives et parfois envahissantes tendent progressivement vers leur péremption et nécessitent d’être rénovées pour s’adapter à des consommateurs modernes de plus en plus multitâches, surstimulés et en état constant de surcharge informationnelle du fait de la massification croissance des écrans dans l’environnement quotidien ainsi que la démultiplication des objets connectés au cœur des espaces conversationnels.  

À cette réalité s’ajoute également ce que certains spécialistes de l’intelligence et de son fonctionnement ont qualifié de « syndrome de déconcentration » pour traduire de manière simpliste le repli du niveau de concentration humaine observé dans la majorité des pays développés. Selon une étude de Microsoft (2015)[1], notre faculté moyenne d’attention s’est sensiblement dépréciée depuis les années 2000 où elle était estimée à 12 secondes. Aujourd’hui, on l’évalue à environ huit secondes, ce qui place l’humain nettement derrière d’autres espèces comme le poisson rouge dont la durée de concentration serait de neuf secondes. Ces constations supportent également de récentes conclusions cliniques faisant état d’une difficulté croissante des populations des pays développés à maintenir leur niveau de concentration face à des épisodes de changements attentionnels rapides et fréquents.  

Les données de prévalence sur le TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) estiment qu’environ 5 à 7% d’enfants de 18 ans et moins seraient touchés par ce trouble dans les pays industrialisés[2]. Pour près de 50% d’entre eux, la problématique pourrait persister à l’âge adulte[3]. Au Québec particulièrement, on dénombre près de 38 000 enfants ainsi que 44 000 adultes vivant avec une forme de TDAH[4]. Ces statistiques sont, à courte vue, autant de signes précurseurs qui permettent de saisir de manière prodigieuse les contraintes futures auxquelles seront exposées les spécialistes de la consommation dans leur tentative de séduire cette clientèle aux spécificités attentionnelles si singulières. Conscients qu’ils devront se garder d’une application technocrate et mécanique des outils publicitaires traditionnels, leur potentiel de captation attentionnelle de ces nouveaux consommateurs se jaugera à leur capacité à articuler des approches et stratégies innovantes agrémentées d’une dose de créativité et d’originalité. Certains exemples comme ceux des ONGs United Way[5] et Batterseat Dogs & Cats Home[6] ou encore de Listerine[7]constituent justement d’excellents cas d’école.

Outre l’audace créative, la bataille qui se joue désormais sur le terrain de l’attention nécessitera des spécialistes en consommation un niveau de proactivité à toute épreuve pour (ré) enchanter un consommateur apôtre de la lassitude dont les besoins et attentes sont cesse agités par son goût pour l’éphémère et l’instantanée émotion. Il faudra non seulement réussir à le captiver mais également lui donner l’envie de s’immiscer dans l’intimité de la marque et ce, en un laps de temps extrêmement réduit. On s’en cachera donc pas….l’attention constitue aujourd’hui le « saint graal » pour toute organisation désireuse de se maintenir durablement sur des marchés rendus instables par la digitalisation croissante de la société de consommation. Il appartient donc aux organisations de manier délicatement cette ressource qui peut leur servir d’étendard ou de glaive dépendamment de la façon dont ils s’en approprient.

Au reste, les questions attentionnelles semblent avoir de beaux jours devant elles au regard de l’intérêt multi- et interdisciplinaire qu’elles suscitent au sein des sciences humaines et économiques. Leur portée révolutionnera à en point douter la compréhension de certains enjeux sociaux comme par exemple le développement durable. À ce sujet, j’entreprends à l’hiver prochain, en collaboration avec des co-chercheurs, un projet visant justement à comprendre les déterminants attentionnels sous-jacents à la réceptivité des messages de sensibilisation proenvironnementale axés sur la peur. Cette recherche devra permettre d’aboutir à des propositions concrètes afin d’une part, de faciliter l’appropriation de ces messages par les populations et d’autre part, renforcer leur efficacité des points de vue cognitif et conatif.

Bernard Korai

Professeur et Directeur (intérim) de la maîtrise (M.sc) en sciences de la consommation, Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation.


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