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Billet janvier 2024

Limiter la consommation?

 

La notion de développement durable telle que nous la connaissons aujourd’hui a des racines philosophiques qui remontent jusqu’à la Grèce antique, et s’ancre dans des considérations écologiques qui ont commencé à se cristalliser dans les années 1950. La définition la plus répandue du développement durable est celle qui a été proposée en 1987 dans ce qui est connu comme le rapport Brundtland. Intitulé Notre avenir à tous¸ ce rapport présente les résultats d’un groupe de travail composé de 22 personnes, mandaté par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement pour proposer des stratégies environnementales à long terme qui assureraient un développement durable à l’échelle de la planète (Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies A/RES/38/161). Le rapport Brundtland présente le développement durable comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Il s’appuie sur deux notions : (1) le concept de “besoins”, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et (2) l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ».
 

Bien qu’elle soit au cœur même de la définition mise de l’avant dans le rapport Brundtland, l’idée de limites occupe très peu d’espace dans les discussions sur le développement durable dans l’espace public. Limiter radicalement la consommation de ressources naturelles est pourtant essentiel pour apporter une réponse appropriée aux changements climatiques. Toutefois, dans les dernières années, plusieurs modèles ont été développés pour réfléchir à la question des besoins et des limites dans la consommation durable. L’un de ces modèles est celui des corridors de consommation (Fuchs et al. 2021).

Fuchs et al. 2021

La notion de corridors de consommation a été développée par un réseau de chercheurs et chercheuses dans le domaine de la consommation durable en Europe, qui cherchent à mettre en lien des conceptions philosophiques du bien-être avec la réalité pratique de la consommation et de la consommation durable. Le problème qu'ils cherchent à résoudre est celui de la mise en place à l’échelle globale de modes de vie durables qui respectent les principes de démocratie et de justice sociale, tout en tenant compte de limites à la fois sociales et environnementales.

Les corridors de consommation sont formés d’un standard minimal et d’un standard maximal de consommation, établis de manière à ce que tous, aujourd’hui et dans l’avenir, aient la possibilité d’accéder à la vie bonne. La vie bonne est une vie que chacun juge digne d’être vécue et qui permet aux individus de s’épanouir.

 

 

Les standards minimaux définissent un plancher de consommation en deçà duquel il est impossible pour les individus et les communautés d’avoir accès à la vie bonne : il se peut que les besoins de base universels ne soient pas comblés, ou que les préférences individuelles (comme les restrictions alimentaires en lien avec la religion) ne soient pas respectées. En d’autres termes, les standards minimaux sont déterminés par ce que sont les bases matérielles essentielles de la vie bonne.

Les standards maximaux visent à faire en sorte que la consommation de certains individus ne menace pas la possibilité des autres d’accéder à la vie bonne. Il existe aujourd’hui des inégalités extrêmement importantes entre les niveaux de consommation des plus riches et celui des plus pauvres. Afin que tous puissent vivre à l’intérieur du corridor de consommation – donc que tous aient accès à un niveau de consommation minimal –, il est impératif que les individus et les collectivités les plus gourmands réduisent leur consommation de ressources naturelles et leurs émissions de gaz à effet de serre. Les standards maximaux représentent ce plafond au-delà duquel les niveaux de consommation d’une personne ou d’un groupe interfèrent directement avec la capacité des autres à accéder aux ressources nécessaires pour mener une « vie bonne ».
 

La mise en place de corridors de consommation viendrait donc augmenter les niveaux de consommation des populations les plus pauvres de la planète, et diminuer les niveaux de consommation d’autres groupes, idéalement dans le respect du contexte social et culturel dans lequel chacun de ces groupes évolue. À l’intérieur du corridor de consommation, les individus peuvent opérer des choix qui seront durables « par défaut ». Ils peuvent mener leur vie, faire leurs choix de consommation comme ils l’entendent, avec la « vie bonne » à portée de main, parce que la vie à l’intérieur de ce corridor est durable par définition.


Il faut préciser que le concept de corridors de consommation ne considère pas que tous devraient consommer les mêmes ressources (en termes de qualité et de quantité). La justice, dans le cadre des corridors de consommation, signifie que toute personne a droit à un accès aux ressources sociales et écologiques nécessaires pour mener la vie bonne, et non pas à des ressources identiques; il est tout à fait légitime pour les habitants de pays nordiques d’utiliser plus d’énergie pour se chauffer que ceux de pays tropicaux, et il est assez clair que les populations des pays défavorisés auront besoin d’augmenter leur consommation de ressources dans l’avenir pour se hisser au-delà du seuil minimal de consommation et prétendre à la vie bonne.

Par ailleurs, définir les seuils au-delà et au-delà desquels aucun individu ne devrait se trouver est un exercice assez délicat, particulièrement lorsqu’il est question de restreindre les possibilités qui s’offrent aux individus : il est plutôt difficile d’imaginer quelqu’un voler en jet privé dans une société qui appliquerait les principes des corridors de consommation. Pour résoudre ce problème, différentes approches participatives et méthodes de délibération sont évoquées, de manière à ancrer la définition de ces seuils dans des principes démocratiques, sans quoi on pourrait s’attendre à ce qu’ils aient un bien faible niveau d’adhésion.

Les corridors de consommation sont une manière parmi d’autres pour réfléchir à la manière de limiter la consommation afin de répondre adéquatement aux changements climatiques et limiter la crise environnementale. Il en existe d’autres, par exemple « l’économie du beigne » (Doughnut economics, Raworth, 2017), qui définit un « plancher social » pour réfléchir des limites inférieures à la consommation, et se fonde sur le modèle des limites planétaires (Rockström et al., 2017)) pour guider la définition de limites supérieures. 


Dans tous les cas, l’objectif est le même : à une époque où les injustices sociales et environnementales se font de plus en plus importantes, mettre de l’avant des modèles qui permettent de renverser la vapeur, pour que tous et toutes, partout sur Terre aujourd’hui et dans l’avenir, puissent avoir la possibilité de vivre une vie digne et de s’épanouir.


 

Laurence Godin 
Professeure adjointe, Département de sociologie
Université Laval

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